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Genre

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Plus de femmes dans le secteur vétérinaire : l’inclusion au niveau mondial est-elle vraiment au rendez-vous ?

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01/26/2025

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Rédacteur principal

Anne-Françoise Thierry

Experte senior en évaluation, coopération et genre, économiste du développement et ingénieure agronome spécialisée en environnement, Anne-Françoise Thierry exerce depuis plus de 20 ans sa double compétence en évaluation et diagnostic et élaboration de stratégies genre, appliqué aux systèmes alimentaires durables, à la transition agroécologique et à l’adaptation au changement climatique. 

Sonia Fèvre

Sonia Fèvre est une consultante stratégique qui travaille avec des partenaires pour mettre en place une collaboration et un leadership participatifs et inclusifs. S’appuyant sur des approches systémiques et une réflexion prospective, Sonia aide les équipes et les projets à travailler de manière stratégique entre les disciplines et les domaines de connaissances. Sonia est titulaire d’un master de lettres (MA) en anthropologie sociale et d’un master de science (MSc) en technologie environnementale. Dans son temps libre, Sonia explore les moyens de capter l’imagination collective autour d’un avenir ambitieux. 

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Formation et insertion professionnelle des femmes professionnelles vétérinaires au Sénégal et au Togo

En 2023, l’OMSA a commandité une étude sur le genre dans le cadre du projet Professionnalisation des professionnel·les vétérinaires (P3V) au Sénégal et au Togo, afin de mieux comprendre les spécificités des femmes dans le secteur de la santé animale et promouvoir un environnement favorable à plus d’égalité et d’équité entre femmes et hommes dans les domaines vétérinaires conformément à l’Objectif de développement durable n° 5 de l’Organisation des Nations unies, améliorer la performance des Services vétérinaires et favoriser une meilleure prise en charge de la santé animale [1,2,13].

En complément d’une revue documentaire exhaustive, des entretiens ont été conduits en ligne, et au Togo, avec les ministères de l’Élevage, des professionnel·les* vétérinaires, des étudiant·es, des enseignant·es et des éleveur·euses.

Des enquêtes en ligne auprès des mêmes publics dans les deux pays ont permis d’enrichir les analyses qualitatives et de mettre en évidence des constats clairs quant à l’accès à la formation et l’insertion professionnelle des femmes dans les Services vétérinaires.

Des environnements institutionnels plus propices à une féminisation du secteur

En premier lieu, il est apparu qu’il existe peu d’études et d’informations sur ce sujet en Afrique. Néanmoins, les environnements politiques et institutionnels au Sénégal [3,4,5] et au Togo [6,7] offrent depuis quelques années de meilleures perspectives pour la professionnalisation des femmes. Une femme paraprofessionnelle vétérinaire (Sénégal) affirmait ainsi : « Sur le plan professionnel, l’équité et l’égalité entre hommes et femmes est une question qui a beaucoup évolué au Sénégal et dans tous les domaines ». Un maître de stage (Togo), lui, expliquait : « Auparavant, on ne donnait pas la valeur à la femme. Maintenant, il y a la lumière. La femme s’émancipe. »

Mais, bien qu’elles soient depuis quelques années de plus en plus nombreuses à rejoindre les Services vétérinaires, elles restent néanmoins très minoritaires parmi les professionnel·les et parmi les étudiant·es [8,9]. Ceci découle en partie de contraintes spécifiques, à la fois d’ordre social et d’ordre culturel.

Un accès à la formation initiale moins systématique

La reproduction sociale, les modèles et les référentiels jouent un rôle décisif dans le choix de l’orientation des filles vers des filières littéraires et des métiers moins pratiques et moins rémunérateurs. Ceci d’autant plus que l’information sur les filières d’élevage et de santé animale, qui sont connotées très masculines, s’avère très insuffisante auprès du grand public et au niveau des établissements secondaires. Ce constat fait écho à la plus faible représentation des femmes dans les filières scientifiques de l’enseignement secondaire dans les deux pays, et lorsqu’elles les intègrent, elles semblent s’orienter plus facilement vers des filières plus intellectuelles que techniques.

Un aspect positif : les systèmes d’admission des établissements étudiés sont globalement non discriminants. Les dispositifs neutres d’entrée sur concours et dossier, en place dans la plupart des établissements partenaires, permettent un anonymat des candidat·es.

Par contre, les conditions d’accueil ne prennent pas suffisamment en compte les spécificités féminines. Les infrastructures d’accueil se révèlent généralement peu adaptées (internat mixte, infrastructures sanitaires non séparées ou non-adéquates, infirmerie inexistante ou non-adaptée, avec insuffisance d’accès aux produits périodiques pour les menstruations et aux moyens de contraception pour éviter les grossesses non désirées). Les politiques en matière de grossesse dans les établissements s’avèrent généralement plus répressives que bienveillantes pour les étudiantes enceintes, avec un risque d’abandon d’études élevé, et rares sont les politiques de genre formalisées dans les établissements.

Une faible représentation des femmes dans les dispositifs éducatifs

Il ressort des entretiens menés en présentiel avec les étudiants·es, les enseignant·es et les maîtres et maîtresses de stage que les lieux de stage des étudiant·es paraprofessionnel·les sont quasi exclusivement tenus par des hommes, malgré la présence d’éleveuses dans les environs des établissements. Certains maîtres de stage au Togo refusent même de manière informelle de recevoir des étudiantes ou demandent aux étudiantes de faire des tâches ménagères au-delà des tâches techniques spécifiques au stage. Une étudiante de l’Institut national de formation agricole (INFA) témoignait à ce sujet : « Mon maître de stage ne voulait pas de filles initialement et l’année suivante il a exigé une fille ». Une autre étudiante du même institut l’expliquait de la manière suivante : « Ils ne pensent pas que les filles peuvent faire la même chose ».

 

Étudiantes en première année, Institut national de formation agricole (INFA) de Tové, Togo ©OMSA/Anne-Françoise Thierry

Par ailleurs, la question de genre a été peu prise en compte jusqu’à présent dans les cursus et curricula de formation et les approches pédagogiques. Ainsi, les aspects spécifiques de l’interaction avec les éleveuses sont peu abordés et la question des zoonoses à risques pour les femmes enceintes est insuffisamment approfondie par rapport aux risques réels pris par les praticiennes et éleveuses.

À ceci s’ajoute une sous-représentation des femmes dans les postes de direction et dans le corps enseignant. Les raisons invoquées englobent des stéréotypes sur la faible motivation dans l’enseignement attribuée aux femmes, la faible visibilité de ces dernières dans le secteur, une moindre confiance dans la prise de parole en public et un encouragement limité de la part des pairs. Il en est de même de la sous-représentation des femmes en tant qu’expertes ou intervenantes lors d’ateliers sur les thématiques de la santé animale.

Des orientations professionnelles différentes et un accès plus difficile à l’emploi

Il existe une différentiation au niveau des aspirations professionnelles entre étudiantes et étudiants. Les femmes se concentrent plus dans le secteur public et en zone urbaine pour répondre à des contraintes plus marquées chez elles (sécurité, conditions de travail moins contraignantes et plus conciliables avec la vie de famille). L’attrait des postes à responsabilité s’avère également moins marqué chez elles en raison de responsabilités familiales déjà importantes.

Éleveuse de bovins, Kpalimé, Togo ©OMSA/Anne‑Françoise Thierry

En outre, les stéréotypes sont encore très marqués dans la pratique vétérinaire, provenant à la fois des femmes et des hommes, notamment concernant une insuffisance de force physique et une peur des animaux attribuées aux femmes. Il faut « changer la mentalité des gens sur leur manière de percevoir les femmes, avec une étude […] sur les problèmes qu’elles rencontrent dans le monde professionnel », confirme une étudiante paraprofessionnelle vétérinaire (Sénégal). Ces perceptions varient néanmoins fortement en fonction de l’âge et de l’origine géographique et culturelle des personnes interrogées.

Bien que certaines difficultés à l’installation soient communes (par exemple, faiblesse voire absence des primes d’installation), certaines difficultés sont exacerbées pour les femmes : accès plus difficile aux crédits (absence de garantie, réticence des banques en raison des interruptions d’activité liées à la maternité) ou encouragement moindre de la part des pairs. Certaines zones géographiques et culturelles plus traditionnelles et certaines tâches (par exemple, dans certains milieux au Togo, les femmes ne peuvent pas toucher la viande de boucherie ou d’abattoir en raison des menstruations) sont également excluantes pour les femmes. « Une fois, lors d’une campagne de vaccination, le propriétaire m’a dit qu’une femme ne pouvait pas entrer dans l’enclos sans raison particulière », explique une étudiante lors d’un stage au Centre national de formation des techniciens de l’Élevage et des Industries animales (Sénégal).

Enfin, au-delà des contraintes liées à la pratique professionnelle, les femmes doivent également concilier vie familiale et aspirations professionnelles (charge mentale, réticence des époux au métier de leur épouse).

Tous ces facteurs se répercutent de fait sur l’évolution professionnelle des femmes. Sans parler de leur représentation dans les bureaux des organismes statutaires et leur visibilité, qui sont encore insuffisantes pour prendre à bras le corps l’ensemble de ces problématiques.

Des enjeux de santé et de sécurité à tous les niveaux

À ceci s’ajoutent d’autres contraintes professionnelles liées à la sécurité et aux déplacements. Les femmes sont ainsi plus orientées (et elles-mêmes s’orientent plus facilement) vers des tâches moins physiques (vente de médicaments), qui sont perçues comme plus sûres et leur permettent d’éviter de se déplacer dans des zones trop reculées. Cependant, cela les éloigne de la pratique du terrain et restreint leurs champs de compétences à long terme et leur possibilité d’évolution en lien avec leur qualification. Les femmes encourent également des risques supplémentaires au niveau sanitaire, insuffisamment pris en compte (zoonoses à risques pour les femmes enceintes, absence de protection sociale adaptée).

Vaccination des bovins, Sénégal, femme paraprofessionnelle vétérinaire ©OMSA

Un point important : quelques étudiantes et professionnelles ont fait part de comportements et propos sexistes sur leurs lieux d’enseignement, de stage et de travail. Beaucoup ont mis en avant un dénigrement fréquent de leurs compétences professionnelles par les éleveurs en début de pratique.

Enfin, ce qu’a également mis en évidence l’étude P3V, c’est la prise en compte insuffisante des spécificités des femmes éleveuses, qui ne sont pas analysées à la hauteur des enjeux en termes de santé animale et humaine. Certaines d’entre elles échappent ainsi aux services et soins vétérinaires par manque d’information, de formation et de financements. Ces constats sont venus conforter ceux de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture [10], de l’Université du Sine Saloum El Hâdj Ibrahima NIASS [11] et de l’association Agronomes & Vétérinaires Sans Frontières [12].

Regard tourné vers l’avenir

Les résultats des études au Sénégal et Togo ont permis d’identifier plusieurs axes d’action spécifiques, au niveau mondial, de la part de différents acteurs, notamment : 

Pour l’OMSA : contribuer à améliorer la prise en compte des questions de genre dans les dispositifs d’accompagnement des Membres, et contribuer à garantir la visibilité des femmes sur les métiers de paraprofessionnel·les vétérinaires (PPV) et vétérinaires. 

Pour les ministères et Autorités vétérinaires : assurer la prise en compte des questions de genre au sein des ministères, promouvoir l’intégration des femmes dans les métiers de vétérinaires et de PPV et garantir la visibilité des femmes sur ces métiers ; mieux prendre en compte les spécificités des femmes éleveuses dans l’accès aux soins vétérinaires. 

Pour les établissements de formation des PPV : valoriser l’emploi des jeunes, et en particulier des  étudiantes sur les métiers de vétérinaires et de PPV ; garantir la visibilité des femmes sur ces métiers ; assurer des conditions d’accueil et d’enseignement favorables aux femmes dans les établissements de formation. 

Pour des organismes statutaires vétérinaires et des organisations professionnelles : garantir la visibilité des femmes dans les métiers de vétérinaires et de PPV ; promouvoir la place des femmes dans la profession vétérinaire et y instituer un environnement favorable ; prendre en compte les spécificités des femmes éleveuses dans l’accès aux soins vétérinaires. 

*Veuillez noter que l’utilisation du point médian en français, par exemple « professionnel·les », est une décision prise par les auteures de cet article, Anne-Françoise Thierry et Sonia Fèvre.

Remerciements : Projet P3V ; au Sénégal : AFVS, ANTES, ASTVP, CNFTEIA, CNVPS, DINFEL, EISMV, ISFAR, MEPA, ODVS, USSEIN ; au Togo : ANPAT, AVEP, FENAPFIBVTO, GVPR, INFA, ISMA, MAEP, ONMVT.

Références 

[1] Fèvre S, Thierry AF, Souley Kouato B. Toujours minoritaires : Analyse « genre » de la formation et insertion professionnelle des femmes dans le secteur vétérinaire au Sénégal et au Togo. Projet de Professionnalisation des paraprofessionnels vétérinaires (P3V). Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) ; 2023. Disponible en ligne : https://rr-africa.woah.org/app/uploads/2024/02/etude-genre-senegal-togo-2024_omsa-rev-bas_.pdf (consulté le 10 janvier 2025).

[2] Thierry AF, Fèvre S, Dahourou D, Souley Kouato B. Le nombre de femmes dans le secteur vétérinaire augmente, mais est-ce que l’inclusion est aussi simple que cela ? : Analyse « Genre » sur l’accès à la formation et l’insertion professionnelle des femmes dans le secteur vétérinaire au Sénégal et au Togo. Projet de Professionnalisation des paraprofessionnels vétérinaires (P3V). Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) ; 2023. Disponible en ligne : https://rr-africa.woah.org/app/uploads/2024/11/OK_Gender_WOAH-West-Africa_Thierryetal.pdf (consulté le 10 janvier 2025).

[3] Ministère de l’Élevage et des Productions animales (MEPA). Rapport d’audit Genre. Non publié.

[4] Ministère de l’Élevage et des Productions animales (MEPA). Stratégie sectorielle Genre du MEPA. Non publié.

[5] Ministère de la Femme, de la Famille et de l’Enfance. Stratégie Nationale pour l’Équité et l’Égalité de Genre (SNEEG), 2016-2026. 2016. Disponible en ligne : https://www.prb.org/wp-content/uploads/2020/06/Senegal-Strat%C3%A9gie-Nationale-d%E2%80%99Equit%C3%A9-et-d%E2%80%99Egalit%C3%A9-de-Genre-2016-2026.pdf (consulté le 4 décembre 2024).

[6] Agence française de développement (AFD). Profil Genre Togo. 2016. Disponible en ligne : https://www.afd.fr/fr/ressources/profil-genre-afrique (consulté le 4 décembre 2024).

[7] Ministère de la Promotion de la Femme. Politique nationale pour l’Équité et l’Égalité de Genre du Togo. 2011. Disponible en ligne : https://faolex.fao.org/docs/pdf/tog158630.pdf (consulté le 4 décembre 2024).

[8] Organisation mondiale de la santé animale (OMSA). Rapport de mission : analyse de la démographie et du maillage vétérinaires au Sénégal. Non publié.

[9] Organisation mondiale de la santé animale (OMSA). Rapport de mission : analyse de la démographie et du maillage vétérinaires au Togo. Non publié.

[10] Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Gender animal health and information communication technology. Sustainable business in animal health service provision through training for veterinary paraprofessionals – Lessons learned n.3. Rome ; 2022. Disponible en ligne : https://openknowledge.fao.org/server/api/core/bitstreams/c6df23bb-9dde-41a6-924b-3a5990867d0f/content (consulté le 4 décembre 2024).

[11] McKune S, Serra R, Touré A. Gender and intersectional analysis of livestock
vaccine value chains in Kaffrine, Senegal. PLoS One. 2021;16(7):e0252045. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0252045

[12] Aguey G, Mackiewicz M. Genre et filière porcine : une progressive autonomisation des femmes éleveuses. Agronomes & Vétérinaires Sans Frontières (AVSF) ; 2013. Disponible en ligne : https://www.avsf.org/app/uploads/2023/12/avsf_genre_filiere-porcine_togo_2013.pdf (consulté le 4 décembre 2024).

[13] Fèvre S, Kouato B, Thierry AF. Toujours minoritaires mais plus nombreuses qu’avant : formation et insertion professionnelle des femmes dans le secteur vétérinaire. Genre et services vétérinaires. 2023. Disponible en ligne : https://rr-africa.woah.org/fr/news/toujours-minoritaires-mais-plus-nombreuses-quavant-formation-et-insertion-professionnelle-des-femmes-dans-le-secteur-veterinaire/  (consulté le 10 janvier 2025).

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