Résumé
La prise de décision en santé animale repose largement sur l’évaluation des risques : une approche transparente, systématique et fondée sur la science visant à évaluer les événements indésirables tels que l’introduction des maladies. Les évaluations qualitatives et quantitatives des risques sont toutes deux fréquemment utilisées pour orienter les mesures destinées, par exemple, à éviter que des maladies ne fassent leur apparition dans des pays ou des régions indemnes de celles-ci. Les infections animales transfrontalières comme l’influenza aviaire, la fièvre aphteuse et la peste des petits ruminants (PPR) constituent des exemples où l’évaluation des risques est utilisée pour atténuer le risque d’introduction et orienter les efforts de surveillance [1-3]. Le présent article explore la manière dont l’intelligence artificielle (IA) est susceptible de compléter les pratiques traditionnelles d’évaluation des risques en santé animale ; il met en évidence les défis et les possibilités qu’elle présente, en examinant plus particulièrement les menaces posées par les maladies transfrontalières.
Les cadres d’évaluation des risques représentent des lignes directrices structurées et transparentes pour l’appréciation des risques. Citons l’exemple du cadre d’analyse des risques à l’importation de l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA), élaboré pour aborder les risques liés à l’importation d’animaux et de produits animaux [4]. Ce cadre est suffisamment souple pour s’adapter à la complexité de scénarios réels et à la diversité des dangers potentiels. Son approche structurée définit clairement des voies de causalité étayées par les mécanismes établis des maladies et convient particulièrement bien à l’analyse de scénarios et à l’aide à la décision. En mettant l’accent sur une approche systématique et transparente, ce cadre garantit que les évaluations des risques restent claires et adaptables à mesure que de nouvelles informations sont disponibles. Au fil des années, le cadre d’analyse des risques à l’importation de l’OMSA est devenu une référence essentielle pour les parties prenantes de la santé animale internationale, éclairant les décisions en matière de gestion des risques associés à l’introduction de maladies dans des pays ou régions indemnes des maladies concernées [5-7].
Un principe fondamental de l’évaluation des risques est la transparence, qui sous-tend la crédibilité et l’acceptation des décisions relatives à la gestion des risques. Qu’il s’agisse d’apprécier le risque d’introduction d’une maladie, d’évaluer des mesures de lutte ou de guider les stratégies de surveillance, des pratiques transparentes garantissent que les données, les méthodes et les hypothèses sous-jacentes sont intégralement documentées et accessibles. Cette transparence permet aux parties prenantes, notamment aux décideurs, aux vétérinaires et aux producteurs, de comprendre le raisonnement à l’origine des décisions, ce qui renforce la confiance dans le processus. La transparence est particulièrement importante dans le contexte du commerce international, où les décisions concernant l’importation d’animaux et de produits animaux doivent être justifiées scientifiquement. L’Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires de l’Organisation mondiale du commerce (Accord SPS) reconnaît expressément l’évaluation scientifique des risques comme le socle de ces décisions, soulignant que les mesures doivent être transparentes, fondées sur la science et impartiales [8]. Dans le cas des évaluations des risques à l’importation, la transparence a plusieurs fonctions : elle facilite la communication, renforce la confiance des parties prenantes et favorise l’équité entre les partenaires commerciaux. Elle permet également aux pays exportateurs de comprendre les mesures imposées par les pays importateurs et, si nécessaire, de les contester. La transparence est donc essentielle à l’évaluation des risques, et les méthodes inédites reposant sur l’IA doivent être conçues de façon à préserver cette transparence.
Intégrer l’IA dans l’évaluation traditionnelle des risques
Le développement rapide et l’accessibilité croissante de l’IA sont à l’origine de nouvelles possibilités et de nouveaux défis dans le domaine de l’évaluation des risques en santé animale. Dans un sens, les méthodes de l’IA comme l’apprentissage automatique (AA) permettent d’améliorer les évaluations traditionnelles des risques en facilitant l’intégration de diverses sources de données, en identifiant des modèles complexes et en gérant des ensembles de données comportant un grand nombre de caractéristiques. Ces méthodes permettent en outre de favoriser la mise à jour en temps réel des estimations des risques à mesure que de nouvelles données sont disponibles. Cependant, les méthodes de l’IA présentent également des défis, notamment en matière de transparence et d’interprétabilité [9]. Les évaluations traditionnelles des risques sont généralement structurées autour des mécanismes explicites des maladies, ce qui les rend particulièrement adaptées à l’analyse de scénarios et à la prise de décision fondée sur des données probantes. En revanche, les modèles d’IA fonctionnent souvent comme des « boîtes noires » car ils peuvent faire des prédictions précises, mais ne montrent pas clairement comment les facteurs individuels conduisent à un résultat particulier (Figure 1).

Figure 1. Aperçu d’une évaluation des risques classique et d’une approche reposant sur l’IA pour apprécier le risque d’introduction et d’établissement du virus de la dermatose nodulaire contagieuse (VDNC) dans un pays indemne de la maladie, à la suite de l’apparition de foyers dans un pays voisin.
L’approche classique modélise clairement les voies de risque, ce qui rend le raisonnement transparent. De son côté, l’approche fondée sur l’IA (réseau neuronal) parvient à intégrer efficacement des données très variées, mais fonctionne souvent comme une « boîte noire », ce qui rend l’interprétation des résultats moins transparente. Dans l’approche fondée sur l’IA, la couche cachée traite les données d’entrée pour apprendre des modèles complexes liés au risque de maladie. Si cette approche est susceptible d’améliorer la performance prédictive, elle limite la transparence en obscurcissant la manière dont les variables individuelles influencent le résultat, ce qui contribue à la nature de type « boite noire » du modèle.

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Ce manque de transparence suscite des inquiétudes quant à l’applicabilité des modèles fondés sur l’IA aux décisions d’intérêt stratégique, qui nécessitent transparence et justification des résultats. Une approche prometteuse pour s’attaquer à ce problème réside dans l’intégration du raisonnement causal ou, plus formellement, de cadres de modélisation causale, dans les méthodes fondées sur les données. Le raisonnement causal cherche à saisir et à expliciter les relations entre les variables, par exemple la façon dont des facteurs de risque particuliers influencent la probabilité ou la gravité des conséquences d’une maladie.
Cette approche peut idéalement compléter les modèles exclusivement fondés sur les données, ces derniers pouvant mettre au jour des corrélations entre les variables d’entrée et les résultats sans représenter les mécanismes sous-jacents qui les déterminent. En combinant les capacités prédictives de l’IA avec la logique structurée des cadres d’inférence causale, il devient possible de générer des modèles à la fois puissants et interprétables [10]. Ainsi, nous pouvons préserver les fondements théoriques et la transparence des approches traditionnelles d’évaluation des risques tout en utilisant la capacité de l’IA à traiter de vastes ensembles de données complexes et à mettre en évidence des modèles qui ne seraient pas forcément d’emblée apparents.
Une application possible consiste à employer l’AA comme outil de prétraitement pour repérer des modèles ou des anomalies dans les données, dont l’analyse est ensuite assurée au moyen de méthodes théoriques plus structurées. Cette approche combinée aide à préserver la transparence tout en tirant profit des progrès de la puissance de calcul. Parmi les autres applications où l’IA peut apporter une contribution importante figure l’évaluation dynamique des risques. Les modèles d’IA peuvent étayer les évaluations adaptatives des risques, qui évoluent à mesure que de nouvelles données sont disponibles, en combinant les données en temps réel de différentes sources (rapports de surveillance ou données sur les déplacements d’animaux, par exemple). Dans le cadre de cette application potentielle, l’intégration de commentaires dans le cadre d’évaluation des risques pourrait représenter un progrès appréciable. Les algorithmes d’apprentissage par renforcement, qui sont à même de s’adapter en temps réel aux nouvelles informations, sont susceptibles de jouer un rôle dans ce processus en permettant une prise de décision plus éclairée et plus rapide. Ces algorithmes peuvent intégrer des données provenant de diverses sources et ajuster les prédictions lorsque les conditions changent, ce qui les rend particulièrement appropriés aux contextes d’évolution permanente des risques [11]. Cette capacité dynamique convient bien aux évaluations des risques qui s’intéressent à des situations épidémiologiques évoluant rapidement, comme les maladies infectieuses émergentes. Un bon exemple concerne le défi actuel posé par les virus de l’influenza aviaire, dont les schémas sont en constante évolution, ce qui rend particulièrement difficiles l’appréciation et la gestion des risques au fil du temps [12].
Si ces applications sont prometteuses, il n’y a pas encore de mise en œuvre concrète d’approches intégrées et adaptatives de l’IA dans l’évaluation des risques en santé animale. Même dans le domaine de la santé humaine, où la disponibilité des données et les infrastructures numériques sont souvent plus avancées, les exemples fructueux d’utilisation opérationnelle de modèles d’apprentissage automatique causal demeurent rares. Comme le souligne une étude récente, des analyses visant à démontrer le bien-fondé de la conception sont encore nécessaires avant un déploiement systématique de ces outils [13]. Toutefois, les améliorations continues de la collecte, de la normalisation et de l’interopérabilité des données de surveillance de la santé animale devraient rendre ces approches intégrées de plus en plus viables dans un avenir proche.
Recommandations pour les pratiques de demain en matière d’évaluation des risques
L’intégration de l’IA dans l’évaluation des risques en santé animale présente à la fois des possibilités prometteuses et des défis importants, notamment en matière de garantie de la transparence et d’interprétation des résultats. Pour tirer parti de ces technologies sans compromettre les points forts de l’évaluation traditionnelle des risques, nous devons veiller à maintenir au premier plan la transparence ainsi que des bases théoriques solides, reposant sur la compréhension du monde réel et l’expertise dans le domaine. Une étape importante consiste à développer des outils combinant les capacités prédictives de l’IA avec la clarté de modèles structurés autour des relations causales. Ces modèles hybrides sont susceptibles de renforcer la flexibilité et la performance tout en préservant l’interprétabilité, qui est capitale pour instaurer la confiance et prendre des décisions fondées sur les données probantes.
En rendant les modèles d’IA plus transparents grâce à l’intégration d’éléments de raisonnement causal, nous pouvons garantir non seulement la précision des données de sortie, mais aussi la clarté et la pertinence de ces dernières pour les décideurs et les parties prenantes. Il est en outre important que les outils d’IA soient développés de manière collaborative par des experts techniques et par ceux disposant de la compréhension de la santé animale et de ses politiques, ce qui garantira que ces outils répondent aux besoins du monde réel et sont ancrés dans les réalités de la prise de décision en santé animale. Par ailleurs, des pratiques claires et cohérentes concernant le compte rendu de la conception, des hypothèses et des résultats des évaluations fondées sur l’IA sont essentielles pour créer la confiance des parties prenantes et permettre aux autres de porter un regard critique sur ce travail et de s’appuyer dessus. En adoptant ce type d’approche équilibrée et intégrée, nous pouvons rendre l’évaluation des risques plus agile et réactive aux nouveaux flux de données, plus complexes qu’auparavant, sans mettre en péril la transparence et la rigueur qui sont depuis longtemps à la base de la prise de décision en santé animale. Ce faisant, nous continuons à améliorer un outil essentiel pour prévenir et contrôler les maladies animales tout en favorisant la sécurité et l’équité du commerce international.
En sa qualité d’autorité mondiale en matière de santé animale, l’OMSA est bien placée pour guider l’intégration responsable de l’IA dans l’évaluation des risques à l’importation. Cela pourrait passer par la révision des lignes directrices actuelles afin d’y inclure de nouvelles méthodologies ainsi que par la promotion des bonnes pratiques visant à garantir le maintien de la transparence et de l’interprétabilité. En encourageant l’utilisation appropriée de l’IA dans le domaine de l’évaluation des risques, l’OMSA peut contribuer à faire en sorte que l’innovation renforce les fondements scientifiques de la sécurité des échanges plutôt que de leur porter atteinte.
Traduit de l’original en anglais.
Copyright de l’image principale : Igor Barilo, Getty Images
Références
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